mercredi 8 mai 2013

Hérétiques, par Jocelyne Laâbi

Parmi les (petites) joies consubstantielles au travail dans une petite librairie généraliste, on peut compter cette liberté de voleter entre les genres littéraires les plus hétéroclites, au gré de nos humeurs et de nos envies. Après avoir eu ma période "polars", je me rends compte que je multiplie sans trop le vouloir les lectures dites "historiques". Encore une subdivision contestable, comme toutes les taxinomies littéraires qui sous-entendent un jugement dépréciatif en vertu d'on ne sait trop quoi. Mais quand les éditions La Différence décident de publier et de soutenir un roman "historique", on hausse un sourcil, ou scrute la quatrième de couverture, on feuillette presque distraitement les premières pages pour finalement se plonger avec avidité dans cette lecture. Voyons donc dans le détail ce que vous réserve Hérétiques, de Jocelyne Laâbi.

Permettez-moi  une petite parenthèse avant d'entrer dans le vif du sujet, un peu de contextualisation ne faisant jamais de mal. L'histoire a toujours possédé une puissance d'inspiration pour les écrivains. Il suffit de regarder les dernières parutions d'une maison comme Actes Sud pour s'en convaincre. Arditi, Ferrari, Gaudé, Enard, Pujade-Renaud, tous ont puisé dans le sujet historique pour composer leurs romans. On pouvait observer cependant dans ces différentes oeuvres un certain détachement par rapport aux sources comme si le romancier restait irréductiblement sceptique sur la capacité de l'Histoire à constituer en soi un sujet satisfaisant. Il y a toujours cette idée sous-jacente que la plume se doit de sublimer des faits trop terrestres, trop vulgaires, trop massifs, comme si la liberté du créateur était seule capable de redonner le souffle indispensable pour que le golem littéraire prenne vie. Je cède inévitablement à l'exagération caricaturale en écrivant une telle assertion, mais c'est comme si entre le page-turner à la Ken Follett ou Christian Jacq et l'écriture quasi-mythologique d'un Laurent Gaudé, il y avait un trou-noir, un no man's land où personne ne pourrait s'aventurer. Jocelyne Laâbi vient opportunément combler ce vide et nous démontrer que la littérature n'est pas la seule capable d'enchanter l'Histoire, mais que cette dernière est tout autant habilitée à illuminer la littérature.

Le premier mérite tient dans le sujet choisi par Jocelyne Laâbi : l'Islam. Je pourrais parler de la mauvaise presse qu'a la deuxième religion de France et de ses stigmates qui ne cessent de se marquer à l'heure où l'on nous impose un détestable conflit des civilisations. Mais là n'est pas la question. Pour des raisons compréhensibles (encore que), les programmes scolaires ne mettent guère en avant la naissance et l'évolution des civilisations musulmanes. Dommage, sachant que les premiers siècles du troisième monothéisme sont véritablement passionnants, puisqu'aux espérances de l'âge d'or ont rapidement succédé les affres de la division. En seulement trois cents ans, l'Islam a déjà connu trois dynasties, deux schismes et une multiplication de courants religieux minoritaires et autres mouvements sécessionnistes. C'est justement à la fin du IXème siècle que débute Hérétiques. Le califat abbasside est en déclin même si Bagdad vient de réprimer la révolte des Zenji. Le Golfe persique éponge à peine le sang des esclaves qu'un nouveau mouvement vient contester son autorité. Voici venue l'heure des Qarmates, mouvance chiite attendant le retour tant espéré du Mahdi, pour purifier un califat corrompu et avili par l'argent. Hérétiques traite de ces obscures décennies qui auront définitivement sapé les bases d'une dynastie sur le déclin. Le lecteur tient dans ses mains un roman résolument ambitieux qui entend conter l'épopée improbable de ces damnés de la terre. Des prémisses de l'alliance jusqu'aux terribles batailles qui feront trembler Bagdad l'orgueilleuse, Laâbi a reconstitué toute la montée en puissance de cette révolte politico-religieuse remettant en cause les bases mêmes de la Sunna, cette tradition que répudient les mystiques Qarmates. On ne peut que saluer le travail fourni de l'écrivain. A chaque page, à chaque chapitre on devine l'immensité de la préparation et la minutie accordée à la recherche des documents. Un effort concrétisé par une restitution historique qui tutoie l'excellence. On côtoie littéralement les bédouins, les caravanes, les oasis et cette communauté égalitariste qui refuse toute tutelle. On est tout autant transporté à Bagdad, siège de la culture abbasside et théâtre des querelles politiques sordides et des meurtrières luttes de successions. Entre la rage des révoltés et l'insouciance coupable des riches décadents, l'esprit de ce Xème siècle crève le papier et aspire le lecteur.

Une des principales qualités d'Hérétiques est que Jocelyne Laâbi n'oublie jamais les ambitions proprement romanesques qu'elle s'est fixées. Son texte ne peut être qu'une simple succession d'évènements et de noms, aussi fidèles soient-ils. L'écrivain incarne son épopée dans une gallerie restreinte mais qui servent les idées fortes du roman. Aboulfath tout d'abord, le vieux marchand et narrateur indirect du roman. Chroniqueur discret et sage, il représente cette force immuable qu'est le temps, témoin implacable de l'éclosion et de la chute des empires. Vient ensuite Walad son protégé, fougueux dans sa jeunesse, enthousiaste et insouciant, mais bien vite par la dureté de la réalité. Et puis chevauchent Abou Saïd et son fils, Suleyman, leaders des Qarmates, serviteurs du Mahdi, guerriers inlassables, persuadés de maîtriser un destin qu'aucun humain ne peut tenir dans ses doigts frêles. Et enfin Rabab, l'ancienne prostitutée à la beauté ravageuse, mais aussi Warda, jeune fille guerrière, deux variations d'un féminisme fier et qui symbolisent cette aspiration égalitaire, idéologie reine des Qarmates. Il me faudrait aussi parler de la structure du roman, tout aussi subtile qu'efficace. Jocelyne Laâbi n'a pas choisi de nous imposer des parties imposantes à l'instar des sagas historiques habituelles. Il faudra se contenter de chapitres courts, parfois d'une page à peine. Elle varie les styles, allant de la pure en passant par l'échange épistolaire, la reproduction des chroniques ou le conte. Elle joue avec habilité sur les blancs dans son récit, en distillant les ellipses, accélérant ou au contraire étirant le rythme de sa narration. Je dois aussi m'attarder sur la qualité d'écriture. A première vue, on voit que c'est bien écrit mais sans éclat stylistique. Mais en avançant on apprécie cette sobriété et l'on comprend qu'elle a été minutieusement construite. La plume de Jocelyne Laâbi est classique certes, mais elle tient d'un classicisme aérien. Elle glisse sur les personnages, survole les évènements, embrasse avec une délicatesse toute orientale émotions et sentiments. Les dialogues sont particulièrement travaillés, assemblages de poèmes, adages, proverbes et autres maximes, qui mettent en relief la culture musulmane du Xème siècle. C'est bien l'écriture qui est ce subtil vecteur entre l'Histoire et le lecteur, et qui guide ce dernier par la main pour le plonger dans un songe éveillé jusqu'à la conclusion du roman. 

Nul besoin de rajouter quoi que ce soit ou de s'attarder. Hérétiques est un excellent roman tout aussi passionnant dans sa thématique qu'envoûtant dans son traitement. Voilà un texte qui devrait réconcilier les amateurs d'Histoire et de belles histoires. Une très belle réussite que je vous invite sincèrement à découvrir.   

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