jeudi 31 janvier 2013

D'un extrême l'autre, d'Hakan Günday

Les éditions Galaade ont résolument fait le pari de la littérature turque dans leur catalogue. Pas n’importe laquelle toutefois, puisque la plupart des monstres sacrés (Ahmet Hamdi Tanpinar, Elif Safak, Orhan Pamuk ou encore Nedim Gürsel) sont édités par des maisons plus ronflantes (Actes Sud, Gallimard ou le Seuil). Plus courageusement, Galaade propose des textes de la génération des écrivains nés dans les années 70, dont les représentants les plus emblématiques sont déjà consacrés dans leur pays. Après le larmoyant et somme toute assez faiblard Les averses d’Automne de Tuna Kiremitçi, après le chef d’œuvre instantané Tol de Murat Uyurkulak (voir la critique sur notre site), Galaade nous offre en ce début d’année 2013 D’un extrême l’autre du prometteur Hakan Günday. 

D’un extrême l’autre, se présente au lecteur comme un diptyque. D’un côté Derdâ, jeune fille de l’Est de la Turquie, vendu à l’âge de onze ans à un fanatique religieux habitant Londres. De l’autre Derda, jeune garçon de la banlieue d’Istanbul, qui perd sa mère et se retrouve à nettoyer les tombes dans un cimetière. Deux outsiders de la société turque, deux héros improbables jetés sans ménagement dans la gueule de la vie, mâchonnés, puis broyés et enfin recrachés dans un final rédempteur. Les deux parties consacrées à chacun des personnages se succèdent, et peu à peu, Günday lance ces premiers clins d’œil, tisse les liens entre les deux récits, multipliant les rappels si bien que chaque personnage secondaire est doté d’un rôle et d’une fonction propres selon qu’il entre collusion avec la trajectoire de Derdâ ou de Derda. Un récit puzzle en quelque sorte, structure en soi peu novatrice (on en a eu un exemple récent avec le dernier Jennifer Egan), mais qui rappelle (un peu) ce qu’était le film de Fatih Akin De l’Autre côté. Ce découpage particulier n’est pas sans défaut, avec ses inévitables facilités scénaristiques où l’on se dit que finalement, ce monde est bien petit, mais ici il démontre la virtuosité d’écriture de Günday qui n’a aucun mal à faire jouer son petit univers et à amener son couple homonyme à bon port. 

Si D’un extrême l’autre est un livre sympathique, voire enthousiasmant, que le lecteur ne s’attende pas non plus à une lecture bouleversante, et à une découverte littéraire de premier ordre. Une des faiblesses du texte, qui paradoxalement en devient une force, est qu’il est clairement écrit sous influence. Du moins, on a l’impression d’avoir lu de nombreux passages autre part, et si le plaisir de lecture reste le même, l’originalité en pâtit. Par exemple, l’histoire de Derdâ s’ouvre sur une description quasi ethnographique des pratiques sociales en cours à l’Est du pays qui n’est pas sans évoquer Un village anatolien de Mahmut Makal (lecture indispensable par ailleurs), puis à Londres le récit vrille sur du burlesque de type Jonathan Coe ou Tom Sharpe avec un renversement des rôles et des valeurs autour du SM (situation hilarantes garanties), pour ensuite s’enchaîner sur une ambiance qui évoque Retour à Brooklyn lorsque la drogue s’invite dans la narration (Günday cite d’ailleurs Requiem for a Dream). Et impossible de ne pas se souvenir de John Irving et L’œuvre de Dieu, la part du Diable sur la jeunesse orpheline de Derda voire John Fante lorsque son héros découvre la littérature pour vivre une relation  fusionnelle avec Oguz Atay. La thématique propre du roman met ainsi du temps à poindre dans cette tornade référentielle, pour mieux s’imposer d’elle-même. D’un extrême l’autre explose dans son final comme une ode à la littérature et de sa puissance salvatrice, érigée en religion d’un monde postmoderne peuplé de Derda et Derdâ, perdus, ballotés et parfois sacrifiés. 

Chères lectrices et chers lecteurs, il ne faut pas bouder son plaisir et qu'il est peu aisé de trouver livre à son oeil. Je ne peux in fine que vous recommander D'un extrême l'autre, roman particulièrement attachant, tour à tour drôle, émouvant, percutant et subtile dans les quelques réflexions que nous offre l'écrivain turc. Hakan Günday a compris que la littérature c’est aussi savoir raconter une belle histoire, de celle qui vous donne la chair de poule lorsque vous refermez le livre. Rien que pour cela et pour ses qualités réelles, ce roman vaut le détour dans cette rentrée littéraire hivernale, qui pour l’instant, se révèle bien fade.