samedi 4 août 2012

Rue des Voleurs, Mathias Enard

Actes Sud a décidé de sortir l'artillerie lourde pour sa rentrée littéraire francophone 2012. Sont en effet annoncés pour août et septembre, Claro, Laurent Gaudé, Metin Arditi, Jérôme Ferrari et Mathias Enard. Préambule avait pu assister à la présentation officielle de ce line-up de rêve dans les locaux de la maison d'édition en juillet dernier, présentation dont il était difficile de penser grand chose étant donné la contrainte de l'exercice, à peine vingt minutes par auteur pour retracer sa démarche et vendre le contenu de sa dernière production littéraire. Avec les services de presse qui nous arrivent gentiment d'Arles, il est enfin possible de juger sur pièce, et c'est Mathias Enard qui est aujourd'hui à l'honneur. 

Par rapport à l'historique et contemplatif Parlez-leur de batailles, de rois et d'éléphants, ce Rue des voleurs s'impose comme une rupture. Loin de la Constantinople du XVIe siècle, Enard choisit l'actualité brûlante du Sud de la Méditerranée. Pour appréhender la complexité et la profondeur des "changements sociaux et politiques", l'écrivain prend le parti de confier la narration à un jeune Tangérois, et de suivre sa trajectoire chaotique au sortir de l'adolescence. Condamné par sa famille pour avoir brisé un tabou sexuel, recueilli par un groupuscule islamiste, passionné par les livres (surtout par les polars), sa quête d'amour suite à sa rencontre avec une étudiante espagnole arabisante le pousse sur la quête du Nord, entre espoirs et désillusions. Encore une fois, je préfère rester relativement évasif sur l'intrigue car les 250 pages de Rue des voleurs sont extrêmement riches en péripéties et autres retournement de situations. Autant maintenir le (futur) lecteur dans sa condition virginale de découvreur d'intrigue. 

Revenons un peu sur le narrateur de ce texte, qui est un des points de la rupture que j'évoquais. Si Enard prenait ses distances avec Michel-Ange en prenant résolument le pari de la description subtile et évocatrice par le biais d'une plume raffinée et travaillée, il plonge ici avec les deux pieds dans les états d'âme de son conteur avec le choix de la première personne du singulier. Si le résultat est bien moins exotique par rapport à son précédent roman, son habilité stylistique transparaît avec bonheur au fil des pages. Le fait d'avoir choisi un jeune homme, tour à tour lecteur, libraire et rédacteur est peut-être un artifice grossier pour prêter à un marginal marocain le capital culturel d'un universitaire spécialiste de la littérature et de la poésie arabe, mais cela fonctionne. Du moins, cela n'aurait pas pu fonctionner autrement, à moins d'abandonner tout un pan du roman. Enard parsème en effet tout au long des pages une multitude de références aux auteurs arabes, à leurs poèmes ou récits de voyage qui l'ont vraisemblablement marqué, et qui permet de dresser en toile de fond de Rue des voleurs la quête identitaire via la quête littéraire tout en liant amour charnel et amour du texte. L'écrivain ne se facilite pas les choses avec son personnage principal, qu'il place systématiquement à la marge des milieux qu'il traverse, que ce soit la famille, les religieux fondamentalistes, ses univers professionnels et même le milieu urbain dans lequel il se fond à la fin du roman. La posture de l'éternel outsider est évidemment particulièrement utile pour cerner chacun des milieux sociaux avec la plus grande des lucidités, mais cela pose inévitablement des problèmes sur le réalisme de la construction psychologique et sociale de ce narrateur exceptionnel. On sent que l'idée d'un individu aux mille masques sert la quête fondamentale de l'identité qui est sans aucun doute la thématique du roman, et que derrière la posture singulière de l'outsider permanent, se dessine l'universalité de la problématique abordée. Mais si on veut rester pointilleux, cela crée forcément un décalage avec un autre but de l'écrivain, celui d'embrasser avec sagacité les évènements et les dynamiques qui ont animé les pays arabes en 2011. 

Car sur ce point, Enard est explicite. C'est l'actualité qui a motivé la rédaction du livre. Voilà où se situe la deuxième rupture par rapport à son précédent ouvrage. Certes, il était intéressant d'écrire ou de décrire de l'intérieur des pays concernés ces "changements", mais cette ambition est un chemin pour le moins hasardeux. Le premier souci tient au fait que bien même le narrateur soit Marocain aux prises du quotidien marocain, c'est un occidental qui est à la baguette et c'est tout l'ensemble de l'oeuvre qui peut-être suspecté d'ethnocentrisme involontaire. La deuxième interrogation tient à la dimension du roman. Comment cerner en 250 pages, la complexité, l'étendue et peut-être les limites du fameux Printemps arabe ? Et là où les journalistes, essayistes et autres universitaires ont fait choux blanc en s'engouffrant avec peu de réflexivité critique, Enard ne s'en sort pas forcément mieux.  Il faut bien reconnaître que cet aspect du roman reste irrémédiablement secondaire (et ce n'est pas forcément une mauvaise chose) au hasard des expéditives opinions du narrateur. Il en ressort que les évènements de 2011 ne parviennent au lecteur qu'à l'état allusif, comme contexte nécessaire à une intrigue qui visait probablement autre chose. Soyons honnête avec l'écrivain, ce dernier ne s'est pas borné à la Tunisie ou au Maroc, mais s'applique aussi à porter son regard sur les évolutions à l'oeuvre dans les pays du Nord (Espagne, France), même si cet empilement de références ne va pas forcément plus loin que le clin d'oeil pour planter le décor des déboires des personnages en proie avec une vie de plus en plus difficile. 

Alors quelle conclusion pour Rue des voleurs ? Évidemment ce n'est pas mauvais, car le roman est bien écrit, et qu'il est certain que le lecteur y trouvera son plaisir. Mais soyons lucide sur ses prétentions politiques, sociales et philosophiques, que d'aucuns ne manqueront pas de célébrer, et dont le résultat est bien trop imparfait pour être satisfaisant. Sans doute trop vite écrit sans le recul nécessaire, Rue des voleurs fonctionne surtout comme une jolie et légère réflexion sur la rage de vivre et d'amour, la quête de soi dans un monde agité où certains repères volent en éclat.


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