dimanche 16 octobre 2011

Entretien avec Metin Arditi

Chères lectrices et lecteurs, je vous disais précédemment que nous comptions profiter des Littorales pour obtenir quelques mots d'un des écrivains invités. Ce fut une chose aisée, grâce à la gentillesse et à la disponibilité de Metin Arditi, qui vient de publier "Le Turquetto" chez Actes Sud (par ailleurs coup de coeur des libraires Préambule). Je vous retransmets donc notre discussion ambulatoire entre la Bo(a)te et le Cours d'Estienne d'Orves. 





Préambule : Merci M. Arditi de nous accorder ces quelques minutes. Tout d’abord qu’est-ce qui vous a conduit à écrire « le Turquetto » ?
Metin Arditi : Ah, vous savez, j’ai toujours eu pour toutes sortes de formes d’art un amour immodéré. Et il s’est trouvé que dans les circonstances du moment, il y avait longtemps que je n’avais pas abordé ce sujet. Je venais de terminer « Loin des bras », qui était un livre à dominante autobiographique. Et puis je me suis dit que c’était le moment de faire une plongée dans la Renaissance italienne. Et voilà, ça s’est fait tout seul.

P : Alors vous l’abordez dans la préface, le caractère véridique du personnage ou du moins le gros doute, le mystère qui l’entoure. Je voulais savoir quelle est la liberté fictionnelle que vous avez prise à ce supposé disciple mystérieux du Tintoretto.
M.A : Ah ça ! Quand j’étais en internat et qu’on nous posait une question indiscrète, nous avions inventé entre copains une expression qui était la suivante : « si jamais on te le demande, tu diras que tu en sais rien » (Rires).
P : (Rires) Donc vous n’en savez rien.
M.A : (Rires) Donc je n’en dirai pas plus. Je révèlerai peut-être sous la torture !
P : Nous n’irons pas jusque-là !

P : Est-ce qu’on pourrait voir votre livre comme une attaque, du moins une critique des identités nationales, ethniques…
M.A : Oui oui. Et religieuses et communautaires.
P : … et leur dépassement par la promotion d’une identité ou d’une quête artistique ?
M.A : Alors certainement que c’est une attaque contre les communautarismes. C’est une attaque contre la facilité qui consiste à vouloir se cantonner à un groupe de personnes dont les caractéristiques sont, à mes yeux, ce qu’on pourrait appeler en mathématiques la cinquantième décimale après la virgule. C’est-à-dire de toutes petites choses comparées à la qualité essentielle qui est la qualité d’être humain. Alors ça certainement oui, et c’est sûr que lorsque je vois des communautés se constituer, ensuite se barricader, se fermer parce qu’elles ont un élément, un paramètre qui les lie, et que ce paramètre c’est par exemple la religion, mais ça peut être aussi la nationalité, je trouve ça tout à fait lamentable. Et je dirais que c’est une façon de s’exclure de l’humanité moyenne. L’humanité moyenne n’est pas faite de gens qui sont supérieurs à d’autres. Elle est faite de personnes qui sont soumises aux nécessités, au poids de la vie, au destin qui leur est réservé, avant tout chose et avant d’être plutôt ceci que cela, avant d’être juif plutôt que musulman plutôt que chrétien.
P : Et justement votre personnage de juif ottoman qui se révèle par l’art peut renvoyer à votre propre parcours.
M.A : Pour vous dire les choses, moi je suis né juif dans un pays musulman, tous les souvenirs que j’ai gardés sont des souvenirs d’une grande douceur, d’une grande affection autour de moi. J’ai été élevé par une nourrice dans la religion catholique, et, comme le Turquetto, j’allais à Istanbul à l’âge de 7 ans, tous les dimanches à l’église, le soir je disais le Notre Père. Et de temps en temps, quand mon père passait, lui qui n’était absolument pas religieux, mais il avait appris enfant une prière juive par cœur, le Shemay Israël, alors il m’arrivait de dire les deux, plus souvent le Notre Père que le Shemay Israël. On m’a mis ensuite en internat dans une école protestante en Suisse. Ma femme est grecque orthodoxe. Mon principal professeur qui était mon professeur d’anglais dont je parle dans certains livres, était un grand orientaliste, de grand talent, et j’étais absolument subjugué par les philosophies et les religions orientales quand j’étais adolescent. Ça m’est très difficile de prendre parti. Et aujourd’hui j’ai créé avec un ami palestinien une fondation en Suisse qui s’appelle « Les Instruments de la Paix », dont le propos est de faciliter l’éducation musicale aux enfants de Palestine et d’Israël. Lorsque nous avons commencé nos discussions avec cet ami, nous sommes d’emblée tombés d’accord sur une chose : « la religion on s’en fiche complètement ». La seule chose qui compte c’est « est-ce qu’on peut aider les enfants à accéder à l’éducation musicale ». Donc c’est vrai qu’il y a une dimension personnelle très forte dans ce livre, si ce n’est que le Turquetto est un très grand peintre et que je ne sais pas tenir un crayon.
P : Mais vous êtes un très grand musicien
M.A : (Rires).

P : En parlant d’attaque contre la religion, quoiqu’indirectement, au moment du procès du Turquetto, on sent que vous êtes à un carrefour quant à la trajectoire adoptée pour votre personnage. Alors il me semble que vous aviez le choix entre une voie de la déchéance, une voie au contraire de la splendide rédemption à Venise, et pourtant vous optez pour une troisième alternative, celle du cycle, de l’éternel retour. Pourquoi avoir effectué ce choix ?
M.A : Parce que l’éternel retour c’est l’infinie sagesse. Mon professeur d’anglais et sa philosophie orientale sont venus me hanter. C’est l’infinie sagesse, il prend la place d’un pauvre. Vous savez que pauvre en turc, je crois que le dis dans le livre, pauvre en turc ça se dit fukara. Et fukara c’est la même racine que "fakir". Et donc c’est quelqu’un qui n’a rien et qui fait des miracles, et qui fait des miracles par sa sagesse, et aussi par son dépouillement. Il ne faut pas posséder. Je lisais ce matin un chef d’œuvre absolu de la littérature qui est « L’homme qui plantait des arbres » de Jean Giono. Il pose la question à cet homme et lui dit « mais ces collines où tu plantes tes chênes, à qui appartiennent-elles ? ». Et il lui répond « je ne sais pas ». Et il s’en fout complètement et il a raison. N’est-ce pas ? C’est magnifique. La sagesse c’est ça. Et cet homme qui plantait les arbres, il en a planté des dizaines, des centaines, tous n’ont pas survécu, mais il a complètement transformé toute la région en lui apportant un nouveau lot. Qu’est-ce qu’il avait ? Des glands, et il les plantait.

P : J’imagine que c’est une remarque que l’on vous fait souvent, d’ailleurs une dame vous l’a faite tout à l’heure, c’est que la Constantinople des XVème et XVIème siècles devient relativement attractive pour certains écrivains, notamment ceux qui ont tendance à privilégier l’outil descriptif à la surutilisation de dialogues. Alors je pense évidemment au « Roman du Conquérant » de Nedim Gürsel, l’année dernier Mathias Enard publiait justement « Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants », et maintenant il y a vous avec le Turquetto. Est-ce que vous vous reconnaissez dans cette trinité ?
M.A : Je ne me suis jamais vraiment posé la question. Je crois que j’avais commencé à écrire le Turquetto avant que Mathias, qui est un ami, ne commence à écrire son livre. Quant au troisième de Nedim Gürsel, je ne l’ai pas lu. Je viens de là-bas, je suis parti, j’ai un parcours qui est celui qu’il est, ça s’est fait un peu naturellement. Cela étant, Nedim Gürsel est un grand écrivain, Mathias Enard est un très très grand écrivain et un garçon formidable, je les admire, mais nous avons des processus totalement déconnectés.

P : Je vais terminer avec une question plus anecdotique. Parce que ce qui m’a choqué dans un premier temps quand j’ai lu votre livre, c’est le fait que vous ayez choisi de franciser l’orthographe des mots turcs. Et en vous écoutant aujourd’hui, je me suis dit que peut-être vous avez voulu retranscrire la mélodie…
M.A : Oui oui !
P : … et l’émotion juste.
M.A : C’est juste. C’est tout à fait juste. Et quand vous allez fermer votre dictaphone, je vais vous raconter quelque chose.
P : Alors je le ferme maintenant…

C'est sur cette dernière note de mystère que je vous quitte, en remerciant encore Metin Arditi pour sa gentillesse et ces temps d'échange. En espérant le revoir, qui sait, à Préambule...

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