dimanche 17 mars 2013

Northlanders : le chef d'oeuvre de Brian Wood

Dans ce billet, je me propose de monter un petit dossier sur une de mes dernières grosses claques reçues par une série, en l'occurrence l'hypnotique Northlanders, bébé de Brian Wood, qui démontre une nouvelle fois, si besoin en était, l'excellence du label Vertigo. Je ne suis pas un expert (loin de là) de l'oeuvre de Brian Wood et pour restituer la place de Northlanders dans sa bibliographie, je préfère vous renvoyer à une vidéo du célèbre duo d'Arkham Comics. Comme le hasard fait bien les choses, c'est grâce à cette vidéo que je me suis décidé à acheter mon premier tome de Northlander, qui plus est dans leur magnifique librairie rue Broca à Paris. 

Un petit avertissement, les tomes que je vais vous présenter sont uniquement parus en version originale. Pour être plus exact, Panini avait en son temps sorti deux tomes autour du personnage de Sven, avant qu'Urban ne récupère les droits de DC (et donc du label Vertigo). La filiale de Dargaud ne s'est toujours pas décidé à l'annoncer en vf mais aux yeux de l'évolution de leur catalogue (fin des séries 100 Bullets, DMZ et Scalped probablement dans l'année) ne soyez pas surpris si Urban ne se décide finalement à le publier. Autre avertissement pour les futurs lectrices et lecteurs de Northlanders, une des spécificités de la série est que les tomes ne se suivent pas, et donc libre à vous d'entrer dans le monde des Northmen à n'importe quelle numéro, selon la thématique qui vous sied le plus. Northlanders ne s'apprécie donc pas comme une grande fresque unifiée sur les Vikings, mais plutôt comme une mosaïque sur cet univers particulier, structure narrative qui respecte justement une culture caractérisée par le nomadisme marin et donc la pluralité, le morcellement. Il était au contraire bien plus intéressant de varier les angles d'approche, que ce soit dans les périodes ou les sphères géographiques, pour tirer la quintessence d'une thématique bien plus complexe que la simple évocation du bourrin qui débarque de son drakkar. 

Norhlanders book 1 : Sven the Returned.
Dessins de Davide Gianfelice
contient Northlanders #1-8

Pour son premier arc, Brian Wood plante le décor de son intrigue autour de l'an Mil, entre le Bosphore et les îles Orkney (c'est pas la porte à côté, je vous l'accorde). Le scénariste s'attarde autour du personnage de Sven, brillant marin et puissant guerrier membre de la garde varangienne de l'empereur byzantin. Après des années passées dans la chaleur satinée de Constantinople, le passé rattrape Sven sous la forme d'un drakkar nordique qui l'informe de la mort de son père, et de l'usurpation de tous ses titres par son oncle. Evidemment, le retour au bercail ne s'annonce pas aisé, et une longue et harassante lutte de succession s'engage, sur fond de menace d'invasion saxonne. Diablement efficace et entraînant, cet arc plante immédiatement le décor de Northlanders. Autour de son personnage principal, Brian Wood nous rappelle que le monde est violent, cruel, et qu'il n'y a pas grand chose à attendre de son prochain. Le retour au pays n'est pas ce "home sweet home" tant vanté ou espéré, mais évoque au contraire la fin de l'innocence, la destruction des souvenirs de l'enfance, la perte définitive des repères et un amer repli sur soi. Brian Wood nous dresse également un portrait atypique de femme forte, sachant que la question de la place des femmes dans les sociétés nordiques sera un thème récurrent de la série. Au niveau des dessins, Davide Gianfelice donne également un peu le ton de ce que sera le graphisme de Northlanders, avec un style très européen, avec des traits secs, des visages anguleux, qui matérialisent plutôt bien la dureté de l'atmosphère dépeinte. 

Northlanders book 2 : The Cross + The Hammer
Dessins de Ryan Kelly
contient Northlanders #11-16

Ce deuxième volume est construit autour du deuxième arc de Northlanders après trois épisodes one-shots. Il est ici question de la cavale sanguinaire d'un rebelle connu sous le nom de Magnus, traqué par l'émissaire du nouveau roi d'Irlande. Autour de cette chasse à l'homme dans la campagne irlandaise, se joue plusieurs intrigues : l'attachement maladif d'un homme à sa fille, l'aveuglement démentiel pour une cause juste, la notion d'honneur et de résistance. Encore une fois le récit est particulièrement sombre et violent, l'hémoglobine s'invite dans quasiment toutes les pages. Avec Magnus, nous avons une sorte de synthèse entre William Wallace et John Rambo, un résistant prêt à tuer tout ce qui se trouve sur son chemin, quitte à faire basculer l'ensemble de la région dans la folie. Si des thèmes forts sont abordés, ce récit est surtout brillant par sa construction, et l'on se demande jusqu'où Brian Wood compte nous emmener. Tout se joue dans un puissant final qui vous donne la chair de poule, et vous permet de reconsidérer toutes les pages que vous venez de lire. Waou... Au niveau du dessin, c'est là aussi très très bon, dans ce qui est à mon avis, un des volumes les mieux illustrés de la série. 

Northlanders book 3 : Blood In The Snow
Dessins de Dean Ormston, Vasilis Lolos, Danijel Zezelj, Davide Gianfelice
contient Northlanders #9,10, 17-20

Le troisième volume est composé de  récits courts qui s'étendent sur un ou deux numéros. C'est tout simplement un de mes tomes préférés. On sent que Brian Wood est parfaitement à l'aise avec l'exercice du one-shot, et que cela lui permet de resserrer ses histoires autour de thèmes puissamment évocateurs. Dans le premier récit, Brian Wood aborde pour la première fois la question du conflit interreligieux entre Christianisme et Croyances Nordiques. Il faut noter le tour de force opéré, puisque cette question est traitée par le biais de la perception et de l'imaginaire d'un enfant qui cherche à se libérer d'une famille et d'une culture qu'il abhorre. Beaucoup de choses passent par la composition des planches, notamment une double page hallucinante sur l'arrivée de drakkars titanesques et quasi-surnaturels respectant l'angle de vue du gamin. Un autre récit s'apprécie comme une dissertation sur le credo nordique, la philosophie de vie et les dilemmes des vikings autour d'un duel entre deux champions. L'écriture est assez complexe (moi j'ai lutté pour tout comprendre), mais la construction est là encore absolument brillante. Le troisième récit traite de femmes vikings résistants à des envahisseurs saxons. Brian Wood ressasse ses marottes (les conséquences de la guerre sur les femmes, le conflit religieux) tout en rajoutant une touche bienvenue de fantastique. Cerise sur le gâteau, le tome se conclut sur le personnage de Sven, cette fois-ci Immortal, que l'on retrouve dans les îles Féroé. Un bel épilogue pour Sven, avec une réflexion très bien orchestrée sur l'absurdité des notions de gloire et l'imbécilité des aspirations d'une jeunesse ignorante. 

Northlanders book 4 : The Plague Widow
Dessins de Leandro Fernandez
contient Northlanders # 21-28

Retour ici sur une histoire un peu plus conséquente. Bienvenue sur les bords de la Volga, en plein contexte de la Peste Noire. Suivant les conseils d'un moine aux méthodes radicales, le chef d'un village décide de sceller les portes pour s'isoler complètement de l'extérieur et de l'arrivée des germes de la maladie. Dans le village on suit en particulier un jeune veuve dont la mari vient d'être emporté par la peste, et qui doit gérer son nouveau statut alors face à la convoitise et à la mesquinerie des hommes. Une fois encore, Brian Wood s'intéresse à la cause des femmes, tout en élargissant son propos. Jouant la carte du huis clos, le scénariste étudie ce microcosme humain sous pression, avec tout ce que cela implique de tensions politiques, humaines et religieux. Autant vous dire que ce récit est probablement un des récits les plus pessimistes de toute la saga, et révèle en tout cas le désenchantement total que peut éprouver Brian Wood vis-à-vis de ses congénères. Misogynie, obscurantisme, perversité, tout y passe. Le huis clos se mute ainsi en une montée inexorable vers la folie. Pour ne rien gâcher, les dessins de Fernandez sont sublimes et rendent honneur à cette histoire bouleversante. 


Northlanders book 5 : Metal and other stories
Dessins de Fiona Staples, Riccardo Burchielli et Becky Cloonan
contient Northlanders #29-36

Encore une fois ce tome est passionnant. Parlons tout d'abord du gros morceau qu'est Metal et qui occupe cinq des huit numéros compilés. Il sera à nouveau de question de conflit interreligieux, lorsque un forgeron norvégien reçoit un message de la déesse Hulda qui lui intime de prendre les armes et de dérouiller tout ce qui ressemble de près ou de loin à un chrétien. Metal parle aussi d'amour, puisque notre forgeron sauve une prisonnière albinos, héritière de traditions chamaniques. L'arc rappelle un peu la traque du deuxième tome, mais la tonalité diffère. Notre héros ici est une sorte de Conan christianophobe sous champi hallucinogènes, et la "quête" tient autant du délire sous acide que d'une dramatique fuite en avant. Toujours est-il que l'histoire est vraiment jouissive, et que rarement Brian Wood n'aura flirté avec le fantastique jouant finement avec l'ambiguïté introduite par les substances psychotropes. Les deux autres récits, plus courts sont aussi très intéressants. Pour une fois, Wood décide de s'attarder sur l'aspect aventurier de ces marins de l'impossible autour de la découverte du Groenland, qui rappelle (un peu) l'atmosphère du film Valhalla Rising, mais en plus bavard. L'histoire qui conclut le tome est plus poétique et mélancolique, autour de la découverte par un vieil homme d'une jeune femme emprisonnée dans la glace des montagnes islandaises. Rien à dire sur les dessins, on est dans la note. 

Northlanders book 6 : Thor's Daughter and other stories
Dessins de Marian Churchland, Simon Gane et Matthew Woodson
contient Northlanders #37-41

Le sixième volume signale le retour des récits courts. La première histoire, en trois parties, a pour cadre le siège de Paris de 885 par les Vikings. Brian Wood démontre encore qu'il est très à l'aise pour dépeindre l'absurdité de la guerre, et sur ses conséquences dans les psychés humaines. Efficace dans les scènes attendues (scènes de bataille, vie difficile dans les tranchées, incompréhension des manœuvres politiques), le récit est surtout transcendé par un final encore une fois parfait où Wood caractérise magnifiquement l'obsession humaine. Les deux autres one-shots sont un ton en dessous. Le premier orchestre une nouvelle scène de chasse, mais cette fois-ci entre un chasseur et un cerf, et sur la solidarité qui lie les deux êtres dans un environnement hostile. C'est bien ficelé, mais sans plus. Idem pour le pourtant alléchant "Thor's Daughter" qui parle là-encore d'une femme mise devant le fait accompli et devant affronter un univers masculin. C'est un poil trop attendu et Birna est moins intéressante que les précédents personnages féminins que Wood avait pu construire. 

Northlanders book 7 : The Icelandic Trilogy
Dessins de Paul Azaceta, Declan Shalvey et Danijel Zezelj 

contient Northlanders #42-50

Pour conclure sa série, on était en droit d'attendre un arc en bonne et due forme de la part de Brian Wood. Et force est de constater que notre scénariste a mis les petits plats dans les grands avec cette trilogie islandaise. Un récit en trois parties, qui correspondent à trois périodes retraçant le destin de la dynastie des Hauksson. L'histoire est en quelque sorte une sorte de best-of de toutes les thématiques précédemment abordées dans Northlanders : l'esprit pionnier des Nordiques, l'environnement hostile, les rivalités et guerres tribales, l'arrivée du Christianisme et les conflits religieux, un personnage féminin particulièrement fort et dur, l’insouciance de la jeunesse et l'illusoire gloire militaire. Comme à son habitude, Brian Wood brille par son écriture, que ce soit dans la composition de sa saga familiale, dans des dialogues souvent percutants, ou encore dans une montée en puissance que l'on apprécie au fur et à mesure que l'on tourne les pages. Je vais me permettre une nouvelle comparaison littéraire, mais il y a du Cent Ans de Solitude dans cette histoire, avec cette trame d'ascension/déchéance d'une famille, d'un clan qui se perd dans les neiges islandaises. Arriver à retrouver le souffle épique d'un Garcia Marquez en une centaine de pages, prouve, si besoin en était, quel est le talent du bonhomme. 


Nous tenons bien avec Northlanders une série majeure, un chef d'oeuvre d'écriture, d'intelligence narrative, de finesse thématique. Il est vrai que j'appuie souvent sur ce point, alors autant préciser que Brian Wood n'oublie jamais qu'il a entre les mains un de peuples les plus guerriers de l'histoire occidentale. Northlanders brille tout autant par ses scènes d'actions à la violence brute qui satisferont tous les fans de décapitation sauvage et autres démembrements. Certes, certains récits sont parfois moins intéressants que d'autres, mais l'ensemble frôle le sans-faute. Pour les Voistes, aucune hésitation à avoir. Pour les autres, mettez-vous sérieusement à l'anglais, ou commencer à réclamer ce bijou à Urban Comics.

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