lundi 18 juin 2012

Entretien avec Maylis de Kerangal


Le samedi 9 juin, nous accueillions Maylis de Kerangal, de virée provençale dans le cadre des rencontres littéraires organisées par l'association Initiales. Même si Préambule n'était pas partie prenante de l'évènement, l'occasion était trop belle pour la laisser passer et notre librairie a ainsi pu bénéficier de la présence de l'écrivain pour une rencontre/signature dans les rues cassidennes. Si le soleil a été en partie au rendez-vous, difficile d'en dire autant pour nos lectrices et lecteurs qui n'auront guère profité de l'honneur qui nous était accordé. 
Une fois les présentations faites à la librairie marseillaise de l'Histoire de l'oeil où nous devions retrouver Maylis de Kerangal, la discussion s'engage dans la voiture. Passés les traditionnels et banals éléments introductifs, nous nous dirigeons peu à peu sur l'actualité littéraire de l'écrivain, et sur les processus de création de son dernier ouvrage Pierre feuille ciseaux. Alors que nous venons de discourir autour des protagonistes archétypaux qu'elle  a construits dans son texte sur la banlieue parisienne, je me décide enfin à ouvrir mon dictaphone. Je vous propose donc la retranscription de cet entretien impromptu, conduit entre Marseille et Cassis.

Préambule : Avec vos deux derniers ouvrages, Tangente vers l’Est et Pierre feuille ciseaux, on retrouve une certaine ligne directrice avec Naissance d’un Pont, et je voulais donc savoir si vous vous considérez comme un écrivain de l’environnement, en tout un cas un écrivain de l’espace ?
Maylis de Kerangal : Pas un écrivain de l’environnement au sens où l’environnement comme thème écologique qui n’est pas mon geste. En revanche, j’espère effectivement travailler les espaces, la saisie des territoires, les mouvements, l’inscription physique des êtres dans des lieux. Et je conçois un peu les livres comme des écosystèmes. Par exemple, pour moi, Pierre feuille ciseaux, c’est une forme d’écosystème.

P : Oui, c’est plus dans ce sens-là que j’entendais le mot géographique, au sens géographique, de milieu donné, dans lequel vont ensuite évoluer les personnages.
MdK : Oui, voilà, c’est ça. Maintenant dans le Pont, il y a quelques biais écologiques.

P : Mais ça reste secondaire. Il y a l’anthropologue…
MdK : Oui voilà, c’est ça, il y a aussi les oiseaux. Mais ce n’est pas mon geste même si je peux avoir des préoccupations comme toute citoyenne.

P : Alors en parlant du Pont, on pourrait le voir comme une explosion des routines, qu’elles soient urbaines et sociales alors que dans le Transsibérien ou les cités de banlieue que vous décrivez, vous explorez plutôt les notions de marge, de frontières, de zones-tampon. Est-ce que vous êtes passée de l’étude de l’espace perturbé dans Naissance d’un Pont à l’espace qui perturbe dans les deux autres ?
MdK : J’ai l’impression en tout cas que ce que j’essaye d’étudier c’est les veines de la crise. Et c’est vrai que le Pont c’est un espace en crise, crise de croissance, crise du territoire, reconfiguration des spéculations. On décide de faire un pont, qu’est-ce qu’il se passe etc… Autant dans les deux autres, ce qui m’intéresse, c’est aussi de voir comment la crise traverse ces espaces. Notamment dans Pierre feuille ciseaux où finalement le regard est porté sur des terrains qui cumulent tous les marqueurs négatifs des communautés urbaines. Stains c’est assez fort sur ce plan-là, pour autant j’espère avoir évité le regard stigmatisant, ou en tout cas le regard des clichés journalistiques de la fille du Centre qui vient dans la Périphérie. Je dis en revanche que c’est plutôt comment la crise travaille ces lieux, qui est aussi une crise des représentations. Ça, ça m’a vachement intéressée. Pour moi, la perturbation elle est aussi au niveau des représentations. Parce que pour le coup, quand on dit Stains… vous savez que les habitants de Stains, en tout cas ceux que j’ai rencontrés, étaient traumatisés de leurs cités. C’était une souffrance pour eux quand même… On ne s’en rend pas bien compte, mais il y a une crise de représentation des banlieues. Ça devient un topos archétypal, alors qu’il y a quand même des réalités extrêmement différentes.

P : Cela dit avec le garçon de la cité que vous décrivez, on est un peu dans l’ambiguïté. Dans la première partie il est effectivement dans la fermeture, et même une fermeture de plus en plus affirmée, et c’est ensuite une rencontre qui le fait sortir de son territoire, puis encore plus, dans Paris intra-muros.
Mdk : Oui. Une sorte de retour vers le Centre. Enfin disons plutôt que plus qu’un retour vers le Centre, il y a une appropriation du Monde. Il y a effectivement un décloisonnement qui est ici lié à l’amour ou au désir qui rend les frontières poreuses. Alors c’est une idée… ça vaut ce que ça vaut, mais c’est l’idée qu’il peut y avoir des dépassements, ici liés au désir, mais où en tout cas, la sensation devient plus forte. Mais ça me permettait de dire que ces adolescents, que je n’ai évidemment pas fréquentés, mais avec lesquels j’ai passé pas mal de temps pour être juste, qui me paraissaient extrêmement clos dans leurs représentations, celle de Paris, celle de la femme qui vient de Paris, l’écrivain qui est une femme qui vient de Paris. Et en même temps ils étaient assez tentés par le décloisonnement, c’est-à-dire que les choses sont beaucoup plus plastiques qu’on ne le croit. Ce livre aimerait montrer que l’exploration des marges, des lisières, des frontières, ces zones traversées par la crise, ces espaces perturbés, montrent aussi finalement une plasticité du réel.

P : Vous me donnez un peu ma transition sur le traitement que vous accordez à vos personnages, et qui me semble être un antipsychologisme. J’aurais même plutôt l’impression que dans vos romans on se retrouverait face à une éthologie des interactions humaines là encore configurées par les espaces que vous décrivez et qui priment sur les motivations individuelles ou psychologiques.
 MdK : Alors, en fait, je suis passée par un parcours d’auteur où la psychologie, ou en tout cas, l’écriture psychologique, c’est-à-dire sourcée par l’examen, l’introspection, l’examen des psychés, était un peu une figure imposée du roman. Et c’est aussi une conversion du regard. Mais ce n’est pas un rejet de la psychologie, puisque par ailleurs, je trouve que la psychologie c’est passionnant. Je n’ai pas ce rejet de « la psychologie c’est chiant, c’est mal ». C’est surtout la littérature qui serait entièrement vectorisée par la psychologie qui, je trouve, a du mal à se démarquer de l’explication. C’est comme si le lecteur avait une explication et que du coup, l’auteur était en position d’expliquer le réel. Et ce n’est pas du tout mon geste. Là où je me situe, là où je mets toutes mes billes, c’est dans la description. C’est une forme de captation du réel que j’essaye d’organiser avec les moyens qui sont les miens, mais à un moment donné, je trouvais que ce n’était plus juste d’être dans un discours analytique, explicatif sur les motivations psychologiques et les intentions des personnages. Il m’a semblé beaucoup plus juste que la psychologie, l’intériorité, émanent des personnages à travers les mouvements, la physiologie, les corps.

P : Je me disais d’ailleurs qu’il y a avait presque de la physique dans vos textes.
 MdK : Oui. L’idée c’est que la psychologie a forcément une traduction physiologique. Comme le yaourt, « ce qui se mange à l’intérieur se voit à l’extérieur ». Il y a quelque chose de l’ordre de la phénoménologie, c’est-à-dire on le voit, on le capte et on peut le décrire. Et la littérature peut se saisir de ça de façon assez frontale et assez juste, pour peu qu’il y ait une éthique de l’auteur. C’est-à-dire moi je décris, et ce faisant je prends du surplomb sur ce que je mets en place, et là je mets toutes mes billes dans la description, et j’active tout ce que je peux pour être en quelque sorte une médiatrice. Et cela me semble être plus juste que toujours être dans l’idée d’écrire en disant au lecteur « voilà c’est comme ça, et en faisant ou en disant ça, il se rappelait que ça, il se demandait si à ce moment-là si, etc… ». Parfois, je pense qu’un geste, un mouvement, une intonation, porte les intentions. Et ça, c’est de l’ordre de la phénoménologie.

P : Cela me fait d’ailleurs penser que souvent les personnages que vous rapprochez, que ce soit le chef de chantier et Catherine dans Naissance d’un Pont, ou Aliocha et Hélène dans Tangente vers l’Est ne peuvent s’exprimer dans le registre de l’intime du fait des barrières, qu’elles soient sociales ou même linguistiques.
MdK : L’idée c’est toujours que les corps sont les messagers des gestes, ce sont les porte-parole des psychés. Les corps sont les messagers d’intériorités. Et ce qui me plaît là-dedans, c’est que c’est une inversion des valeurs. C’est contre-intuitif, parce qu’on est quand même dans un logique du caché, c’est-à-dire qu’on cherche, l’apparence est toujours suspecte, les corps, la peau, la surface. L’expression « c’est superficiel » le dit bien. C’est l’idée qu’on est dans quelque chose de dépréciatif, dans ce que l’on voit, il y a une illusion. La source, la vérité des êtres, elle est à l’intérieur. Moi j’essaye de renverser, de retourner la médaille.  C’est-à-dire que je pense qu’on a une lecture du réel, du sensible, qui nous informe déjà beaucoup sur l’idée qu’il y ait des petits secrets, qu’il y ait du caché, qu’on nous ment. Mais par exemple, dans la rencontre entre Catherine et Diderot, rien que la façon qu’ils ont de se tenir, l’un  vis-à-vis de l’autre, d’éviter de se parler, ça va très très vite, et je pense que, décrivant cela, j’évite de rentrer dans l’histoire de ces deux êtres qui sont en train de tomber amoureux. C’est plutôt du registre déductif. En fait, j’essaye de me mettre à la place du lecteur, je suis une lectrice, et moi c’est la lecture du réel qui me porte.

P : D’ailleurs cela reste souvent à un certain niveau d’abstraction. Il y a beaucoup de clefs que vous laissez au lecteur. Il y a souvent des blancs, et c’est à lui de reconstituer les éléments.
MdK : Oui, j’essaye d’être assez précise, mais c’est vrai qu’il y a des blancs. Et évidemment il y a des blancs, et ce qu’il y a derrière la porte. N’y ayant pas accès, je ne le décris pas. Mais moi, ce qui me touche aussi c’est qu’au-delà d’une position que je trouve juste… par ailleurs, quand je lis Mrs Dalloway, je vois bien s’il fallait tenir un roman par un point d’intériorité, c’est un truc extrêmement géant. C’est génial de faire ça. Je ne fais pas un rejet de ça, mais précisément je m’en sens incapable. Ce n’est pas mon geste actuellement. Je n’ai pas un rejet « la psychologie c’est nul, la psychologie c’est naze ». Moi pour l’instant, déjà je décris, et ce que je donne c’est ça. Et je mets déjà beaucoup de choses là-dedans. Après c’est le statut supérieur de l’intériorité qui m’agace. Pour moi, le premier monde, ce n’est peut-être pas le monde de la pensée. Ce n’est peut-être pas le monde de l’introspection. Le premier monde, c’est le monde de la sensation. C’est aussi bête que ça, c’est l’idée que toucher, voir, sentir, cette façon d’être au monde, elle me rend sur ce que c’est que le vivant, pour moi. Et mes livres sont un petit peu organisés comme cela. Aliocha et Hélène, il y a des gestes, mais finalement si ces gestes sont décrits à bonne vitesse, on sait ce qui se passe, les intentions sont là et de fait, l’intériorité est aussi présente.

P : Pour revenir à vos personnages de Tangente vers l’Est, il est vrai que dès les premières pages, on sent que l’univers militaire n’est pas fait pour Aliocha. L’idée est rapidement assimilée, pas besoin de quarante ou cinquante pages pour l’étayer. Pareil il me semble pour Hélène, où le rejet de la Française qui fuit son amant est rapidement évoqué, pas besoin de s’alourdir beaucoup plus.
MdK : Et là pour le coup, c’est vrai que les motivations d’Hélène, pourquoi elle quitte Anton, c’est presque un autre livre. Ça, ça m’intéresse pas trop, et c’est aussi le fait que le lecteur peut comprendre qu’elle a suivi son amant en Sibérie, elle aime encore probablement cet homme, en tout cas elle n’en est pas encore séparée. En revanche ce pays-là elle s’y sent mal, et elle s’en va. Et là je me dis que le lecteur a peu d’éléments, mais il a aussi de quoi tracer son histoire, son récit.  

Un grand merci à Maylis de Kerangal, à son extrême gentillesse et continuelle disponibilité. 

PS : j'espère que cet entretien vous aura donné envie de découvrir la plume d'un des écrivains contemporains les plus enthousiasmants sur le plan littéraire, et des plus attachants humainement. 

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