Après Hakan Günday (et lisez-le, vraiment), nouveau détour par la littérature turque avec Elif Safak. Et quand j'écris "littérature turque", les pincettes suggérées par les guillemets sont justifiées. En ouvrant ce Crime d'honneur, le lecteur attentif observera cette étrange mention "traduction de l'anglais (Turquie) par Dominique Letellier". Avec Elif Safak les choses ne sont jamais simples puisque la romancière écrit en alternant le turc et l'anglais. Une posture qui peut surprendre, mais qui correspond au style que s'est forgé Safak depuis quelques années. Plus que quiconque, l'auteure incarne ce que serait l'avatar de l'écrivain moderne : inspirée par les classiques de la littérature mais bien plus prolifique que ses derniers, fière de sa religiosité et adepte de l'happening artistique, attachée aux traditions culturelles tout en investissant massivement médias et autres réseaux sociaux. Il n'est guère étonnant que la Turquie ait pu produire une telle romancière, puisque ce pays est continuellement tiraillé par cette dialectique entre la tradition et la technique, le repli identitaire et l'ouverture, le passé et la présent, et dont la synthèse littéraire me semble plutôt fructueuse. Que ce soit avec la Bâtarde d'Istanbul ou Bonbon Palace, les deux romans qui ont révélé Elif Safak auprès du lectorat francophone, on pouvait observer ce dialogue entre l'univers chatoyant, bigarré d'un Istanbul orientalisé, et une science anglo-saxonne de la caractérisation et du récit. Deux romans à la vitalité étonnante, et qui, quelque part, ont pu résonner avec ce qui s'impose comme l'image d’Épinal de la Turquie, à savoir un pays à cheval entre Orient et Occident.
Cela faisait quelques temps que j'avais "lâché" Elif Safak, entre ses déclarations chocs (opération marketing ?) et autres propagandes déguisées pour le parti actuellement au pouvoir en Turquie. Mais, l'envie m'a soudain pris d'ouvrir Crime d'honneur et de renouer avec l'univers de l'auteure turque. Comme son titre français le suggère, il est bien question d'un crime d'honneur. Ou plutôt le roman remonte dans la généalogie de cette famille kurdo-turco-anglaise pour décrire tous le processus qui amène Iskender à tuer sa propre mère. Mais avec Elif Safak, les choses ne sont jamais simples, et l'auteure a décidé de pimenter son roman en adoptant la structure narrative du puzzle. Le récit alterne continuellement les points de vue, chaque chapitre étant l'occasion de s'attarder sur un passage marquant, un tournant, un choix, un moment déterminant dans les histoires personnelles. Lire Crime d'honneur est un embarquement littéraire sur cette rivière décousue qu'est la vie, symbolisée par ce ballottement entre les périodes (des années 40 jusqu'aux années 90), les lieux (Londres, Istanbul, le Kurdistan turc) et les personnages (Adem le père, Pembe et Jamila les soeurs jumelles, Iskender/Esma/Yunus les enfants). Cette structure popularisée au cinéma par le 21 grammes d'Inarritu, devient courante dans la littérature. Je l'avais récemment appréciée chez Jennifer Egan et son Qu'avons-nous fait de nos rêves ?, je l'ai à nouveau adorée avec Crime d'honneur. On pourrait croire que le puzzle sera fastidieux et opaque, qu'il va perdre le lecteur et le laisser sur le bas-côté en cours de route. Au contraire, il procure une rythmique entraînante à la narration, ce qui se traduit par une furieuse envie d'avancer dans l'histoire, d'autant que cette dernière ne cesse de s'éclaircir tout en gagnant en densité. Que l'on me comprenne bien, on ne lit pas Crime d'honneur, on le dévore. Un constat qui peut faire douter de la qualité d'un texte, car derrière le vernis de la virtuosité, le sceptique soupçonne la souillure du page-turner. Je laisse le lecteur juger de l'éventuel péché. Safak ne possède certainement pas la plus belle plume de notre ère littéraire (restons lucides), mais elle est incontestablement une conteuse de génie. Et Crime d'honneur est un conte merveilleux, structuré et mené de bout en bout d'une main de maître par l'écrivaine.
Le puzzle implique de maîtriser un deuxième talent littéraire : la science du personnage. Varier les points de vue, alterner les épisodes demande en effet de la part de l'écrivain un certain effort de caractérisation. Chaque personnage se doit d'être traité en détail et avec minutie ;
chaque personnage doit avoir sa propre profondeur pour que le lecteur
puisse s'y identifier. Le puzzle doit se transfigurer en symphonie, et
chaque personnage est un instrument qui enrichit la partition tout en
participant à l'équilibre harmonique de l'ensemble. Force est de constater que nous retrouvons bien l'auteure de la Bâtarde d'Istanbul et de Bonbon Palace. Elif Safak a produit un bel exercice d'écriture pour composer ces différentes voix (les pages d'Iskender en prison sont à ce point saisissantes). Conséquence de cette réussite, tous les personnages sont attachants. Et je dis bien tous. On les aime dans leur totalité, c'est-à-dire avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs éclats et leurs échecs dramatiques, leur courage et leur résignation. Elif Safak a d'ailleurs choisi de titrer son roman Iskender en turc, mettant au premier plan le responsable du matricide. Ce n'est donc pas tant de l'acte en lui-même que de l'évolution des personnages dont il est question dans le livre. En comparaison, le titre choisi par Phébus me semble un tantinet racoleur (même face au simple Honour de l'édition originale), surtout lorsque l'on sait que le crime d'honneur est un des stigmates qui collent à la peau des communautés turques. Certes c'est un sujet développé, mais c'est une thématique finalement très secondaire. Il en va de même pour les autres considérations politico-sociales. Le roman met en scène des immigrés dans une Angleterre pré-Thatchérienne, et pourtant le texte ne disserte guère sur les conséquences de l'immigration que ce soit l'acculturation, le racisme ou le repli communautariste. Ce dernier phénomène aurait du occuper une place prépondérante dans le roman (surtout si on le titre Crime d'honneur), mais il n'est que suggéré au travers d'un personnage quelque peu ambigu. Ne cherchez pas non plus un traitement en profondeur de la question politique, puisque le monde des squats marxistes est déconstruit par le regard d'un jeune enfant. Pour être plus exact, il faudrait préciser que tous ces éléments méta-textuels sont présents, mais comme une nécessaire contextualisation. Il fallait bien un décor pour que les protagonistes puissent prendre vie mais ce dernier est finalement assez neutre. En somme Elif Safak préfère la mise en scène à la scène elle-même.
S'il faut s'attarder sur les personnages, c'est que tout passe par eux dans ce roman. Ils sont à la fois la colonne vertébrale du récit, mais surtout les vecteurs de l'émotion. Impossible de ne pas louer la générosité de l'auteure sur ce point. Tout le spectre émotionnel est ainsi restitué avec une grande justesse. Elif Safak retranscrit à la perfection la naissance de l'amour, et les maladresses des personnages peu habituées à le ressentir. L'auteure est à l'aise pour capter les mouvements ou les sensations fugaces, autant de micro-manifestations de ces immenses passions. J'accorderais une mention toute particulière aux chapitres dédiés au petit Yunus. Se fondre dans les yeux d'un enfant est un jeu d'équilibriste périlleux où l'innocence peut se transformer en sensiblerie exagérée, où la pureté des sentiments peut dériver sur une mièvrerie rapidement insupportable. Rien de tel dans Crime d'honneur où l'on rit, on pleure, on s'égare, on s'émeut en compagnie de ce petit garçon, mascotte presque surréelle d'un squat marxisto-punk. C'est encore dans ces personnages que l'on ressent toute la personnalité et même l'intimité de l'écrivain. Lorsque l'on connaît l'attachement de cette dernière à la tradition des guérisseurs en Turquie (notamment à sa grand-mère), difficile de ne pas faire le lien avec le personnage de Jamila, sublime femme indépendante vivant repliée dans les montagnes du Kurdistan. Quelle part d'Elif Safak se retrouve dans la jeune Esma, soeur du meurtrier, narratrice indirecte de ce roman et dont la vocation est la littérature ? Tout ceci est probablement pure spéculation, mais il y a une coloration très personnelle dans Crime d'honneur qu'il est impossible d'ignorer.
Mesurons nos superlatifs pour conclure sur Crime d'honneur. Certes ce n'est pas le texte le plus brillamment écrit. Certes il n'a pas cette profondeur sociologique ou anthropologique que d'aucuns pourraient regretter. Mais ne pourrait-on pas aimer le récit pour le récit ? Je pense que oui. Si l'histoire est suffisamment émouvante et entraînante, le travail est (en partie) accompli. Quitte à me répéter, Elif Safak est bien une conteuse de génie , et il serait vraiment dommage de passer à côté de son dernier roman qui garantit une lecture gourmande et délicieuse dans sa générosité.
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