A l’occasion de la célébration du
centenaire de l’attribution du premier prix nobel de littérature à un écrivain
indien en la personne de Rabindranath Tagore, Zulma met fin à une curieuse
omission éditoriale en publiant Kumudini. Si le roman paraît originellement en
1929, la traduction anglaise advient seulement en 2003, ce qui est presque un
comble eut égard à son statut de classique de la littérature indienne.
Désormais, c’est au tour du lectorat français de profiter d’un texte qui aura
tout de même transpercé huit décennies.
Le sujet de Kumudini se
distingue avant tout par son classicisme maîtrisé. Point de Bhagavad-Gita
revisitée ou de saga épique, Tagore emmène le lecteur dans l’ambiance plus
satinée et discrète des alcôves du Bengale. Tout part d’un mariage entre deux
nobles lignées, vécu du côté du marié, riche négociant de Calcutta, comme une
revanche jouissive sur le destin puisqu’il s’accapare le plus beau joyau de ses
antiques rivaux. Pour la jeune Kumudini, ce mariage qui sauve sa famille d’une
ruine assurée, est pour autant interprété comme un signe des dieux, un
véritable baiser de Krishna qui embrase son âme. Mais sitôt passé le seuil de
la demeure conjugale, la douce promenade sur le dharma se transforme progressivement
en calvaire. Face à l’autorité et l’intransigeance d’un homme incapable d’exprimer
ses sentiments, Kumudini ne peut opposer qu’une fierté obstinée et sa dévotion
indéfectible dans les divinités protectrices. Cette posture de sainte est
pourtant soumise à de rudes preuves tant les frustrations, déceptions,
mesquineries ou autres humiliations se succèdent pour devenir la routine d’une
prison déguisée en palais.
Outre son intrigue bien ficelée autour de ce
huis clos émotionnel, Kumudini justifie pleinement de se plonger dans l’univers
de Tagore. Voilà un roman qui enjoint au décentrement culturel et qui agit
comme un vaccin à tout ethnocentrisme littéraire. Pour reprendre le vocabulaire
du sociologue Alain Touraine, ce texte est la parfaite illustration en
littérature de la thèse « un feu de la modernité pour plusieurs âtres de
modernisations ». Car de modernité, il en est bien question dans le roman.
A l’instar de nos Balzac et autres Zola, Tagore s’applique à étudier en
arrière-plan de son mélodrame, les conséquences des changements sociaux et
économiques sur les pratiques culturelles de son pays. Ramené au contexte
indien, Kumudini est le théâtre de l’affrontement dialectique entre la caste
et les nouvelles classes, mais aussi entre les superstitions traditionnelles et
les aspirations d’individus (notamment de femmes) qui s’affirment en tant que
tels. C’est tout l’intérêt de la dualité entre l’époux, dont le mérite l’a
propulsé à sa situation de rajah, et son
l’épouse, dont la dignité est l’unique vestige d’une noblesse de sang déchue.
Tagore se révèle ainsi comme écrivain de l’incorporation puisque chacun des
gestes, des emballements ou des attitudes des personnages trahit leur origine
sociale, en tout cas un rapport particulier à l’Argent, nouvelle divinité
supplantant le vieux panthéon indou.
Il n’est point d’en rajouter pour
se convaincre de l’intérêt de Kumudini, révélateur d’une littérature indienne
qui, au-delà du ballet de saris et autres bijoux multicolores, cerne avec
acuité les mutations sociales dont elle est témoin. Un propos méta-textuel qui
rappelle la stature de Rabindranath Tagore dans le cénacle des grands
écrivains. Une nouvelle audace de la maison Zulma qu’il serait dommage d’ignorer.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire