lundi 23 septembre 2013

Kumudini, de Rabindranath Tagore

A l’occasion de la célébration du centenaire de l’attribution du premier prix nobel de littérature à un écrivain indien en la personne de Rabindranath Tagore, Zulma met fin à une curieuse omission éditoriale en publiant Kumudini. Si le roman paraît originellement en 1929, la traduction anglaise advient seulement en 2003, ce qui est presque un comble eut égard à son statut de classique de la littérature indienne. Désormais, c’est au tour du lectorat français de profiter d’un texte qui aura tout de même transpercé huit décennies.

Le sujet de Kumudini se distingue avant tout par son classicisme maîtrisé. Point de Bhagavad-Gita revisitée ou de saga épique, Tagore emmène le lecteur dans l’ambiance plus satinée et discrète des alcôves du Bengale. Tout part d’un mariage entre deux nobles lignées, vécu du côté du marié, riche négociant de Calcutta, comme une revanche jouissive sur le destin puisqu’il s’accapare le plus beau joyau de ses antiques rivaux. Pour la jeune Kumudini, ce mariage qui sauve sa famille d’une ruine assurée, est pour autant interprété comme un signe des dieux, un véritable baiser de Krishna qui embrase son âme. Mais sitôt passé le seuil de la demeure conjugale, la douce promenade sur le dharma se transforme progressivement en calvaire. Face à l’autorité et l’intransigeance d’un homme incapable d’exprimer ses sentiments, Kumudini ne peut opposer qu’une fierté obstinée et sa dévotion indéfectible dans les divinités protectrices. Cette posture de sainte est pourtant soumise à de rudes preuves tant les frustrations, déceptions, mesquineries ou autres humiliations se succèdent pour devenir la routine d’une prison déguisée en palais.  

 Outre son intrigue bien ficelée autour de ce huis clos émotionnel, Kumudini justifie pleinement de se plonger dans l’univers de Tagore. Voilà un roman qui enjoint au décentrement culturel et qui agit comme un vaccin à tout ethnocentrisme littéraire. Pour reprendre le vocabulaire du sociologue Alain Touraine, ce texte est la parfaite illustration en littérature de la thèse « un feu de la modernité pour plusieurs âtres de modernisations ». Car de modernité, il en est bien question dans le roman. A l’instar de nos Balzac et autres Zola, Tagore s’applique à étudier en arrière-plan de son mélodrame, les conséquences des changements sociaux et économiques sur les pratiques culturelles de son pays. Ramené au contexte indien, Kumudini est le théâtre de l’affrontement dialectique entre la caste et les nouvelles classes, mais aussi entre les superstitions traditionnelles et les aspirations d’individus (notamment de femmes) qui s’affirment en tant que tels. C’est tout l’intérêt de la dualité entre l’époux, dont le mérite l’a propulsé à sa situation de rajah,  et son l’épouse, dont la dignité est l’unique vestige d’une noblesse de sang déchue. Tagore se révèle ainsi comme écrivain de l’incorporation puisque chacun des gestes, des emballements ou des attitudes des personnages trahit leur origine sociale, en tout cas un rapport particulier à l’Argent, nouvelle divinité supplantant le vieux panthéon indou.   

Il n’est point d’en rajouter pour se convaincre de l’intérêt de Kumudini, révélateur d’une littérature indienne qui, au-delà du ballet de saris et autres bijoux multicolores, cerne avec acuité les mutations sociales dont elle est témoin. Un propos méta-textuel qui rappelle la stature de Rabindranath Tagore dans le cénacle des grands écrivains. Une nouvelle audace de la maison Zulma qu’il serait dommage d’ignorer.   

Kumudini, de Rabindranath Tagore, traduit du bengali (Inde) par France Battacharya, éditions Zulma, paru le 03 octobre 2013, 400 pages, 22 euros. 




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