Récemment, les éditions Quidam lançaient une nouvelle collection, "Les âmes noires", qui, comme son nom l'indique, est supposée mettre en valeur la littérature dite "du roman noir" ou "policier". Le chef d'oeuvre de Nick Barlay, La Femme d'un homme qui, aurait pu, selon les aveux de l'éditeur, y figurer, mais c'est un autre roman, La douceur de la vie, de l'autrichien Paulus Hochgatterer qui inaugure la collection. Loin d'être un anonyme en terres germaniques, ayant raflé le prix du meilleur roman noir allemand en 2007 et le prix européen de littérature en 2009, La douceur de la vie peut enfin trôner dans les librairies françaises depuis avril dernier. L'occasion pour moi de vous livrer mes impressions sur le dernier virage éditorial de Quidam.
Il est toujours fastidieux de résumer l'intrigue d'un roman noir, car il faut donner envie sans trop dévoiler, suggérer sans être non plus trop évasif. Il se trouve que la quatrième de couverture du livre présente parfaitement son sujet, et, pardonnez ma paresse matinale, je me permets d'en reprendre tout un paragraphe.
"Dans la petite ville autrichienne de Furth, une nuit d'hiver, Sebastien Wilfert, un vieil homme de 86 ans, a le visage broyé, littéralement effacé. Katharina, sa petite-fille qui a découvert le cadavre, se mure alors dans le silence. Qu'a-t-elle vu ?".
Face à l'horreur qui s'abat sur la paisible ville autrichienne à la veille de la Saint-Sylvestre, Hochgatterer met en scène quatre personnages. Horn, psychiatre, s'occupe de la petite Katharina en état post-traumatique, avec la tâche difficile de lui faire dire ce qu'elle a vu. Ludwig Kovacs, commissaire de Furth, monte une équipe pour résoudre le meurtre. Le père Joseph Bauer, enseignant en mathématiques, jogger accro à son Ipod, est le témoin à la psyché fragile d'une communauté qu'il maîtrise de plus en plus mal. Enfin, le très jeune Björn Gasselik, obsédé littéralement par le côté obscur de la force, prend doucement mais sûrement le chemin familial de la psychopathie.
Quidam a manifestement un goût particulier pour les romans noirs qui n'en sont pas vraiment, pour des enquêtes qui n'en sont pas totalement non plus. Les parties consacrées au commissaire Kocas sont symptomatiques de ce petit paradoxe, puisque l'enquête avance surtout entre les lignes (ou les chapitres) et que l'on suit plutôt le marasme affectif d'un vieil inspecteur usé qui ne cesse de ressasser son mariage raté, son engeance apathique pour mieux se projeter avec les autres femmes qu'il côtoie. Il faut par contre insister sur cette variation des angles de vue narratifs, intéressante sur de nombreux points. En premier lieu elle permet effectivement de se plonger dans la communauté de Furth dont on prend le pouls à différents endroits par le biais de personnages aux statuts sociaux hétéroclites. Il est également possible de décrire ce quatuor narratif comme une échelle des déséquilibres psychologiques, du personnage le plus "sain" (le psychiatre) au plus "atteint" (le jeune Björn) en passant par un inspecteur perdu dans ses questionnements intimes et un prélat dont on écoute surtout les paroles des chansons jouées par l'Ipod. Autre tour de force, le personnage de Björn Gasselik bénéficie d'un traitement à la première personne du singulier, un choix habile pour créer une empathie avec le plus singulier des protagonistes, et mettre indirectement en exergue la condition de l'enfant face aux institutions (en crise) incarnées par Horn, Kovacs et Bauer (la Médecine, la Police, l'Ecole/l'Eglise). Un parti-pris intelligent d'autant que Hochgatterer utilise Björn pour faire avancer son enquête et distiller quelques touches bienvenues d'humour noir ou décalé.
"Le circuit de course de voitures est posé devant mon lit. Gigantesque, en forme de huit, quatre pistes. Mon père a dit qu'à mon âge on a besoin d'un circuit de course. Il en avait un aussi. Je mets en route et je pose la voiture jaune avec la double raie bleue sur la piste. Je prends la manette de commande et je fais un tour, très lentement. Pour être honnête, cela me fait passablement chier. Un tour en F-zero GX, Devil's Dungeon par exemple, avec la Blue Falcon, c'est carrément mieux. Si je dis ça à mon père, il dit juste : deux semaines d'IO, IO, ça veut dire interdiction d'ordinateur. Si je lui dis en plus, un game cube, c'est une console, pas un ordinateur, il a regard qui tue plus, BC légère. BC, ça veut dire blessure corporelle, je tiens ça de Daniel, je ne le dis à personne d'autre."
"Mon père était très bien luné et ma mère a fait une faute (...) D'ailleurs elle a flirté avec le jeune Grosser, ce qui a eu pour conséquence que le lendemain sa figure avec l'air d'une tarte aux myrtilles. C'est comme ça que mon père a dit au petit déjeuner : "Ta figure a vraiment l'air d'une tarte aux myrtilles". Et plus tard Daniel m'a dit : "BC au lieu de RS". Ensuite, il m'en a balancé une parce que je ne savais pas que RS veut dire rapport sexuel. Donc, c'était totalement correct je trouve."Hochgatterer, psychologue pour enfants de formation, puise dans son expérience personnelle pour ainsi construire des personnages à la fois cohérents et crédibles, coincés dans leurs contradictions ou leurs frustrations, et in fine, attachants. Son style, plutôt sobre et dépouillé, embrasse parfaitement le choix de coller à l'intériorité de tous les êtres qui évoluent dans l'univers fermé d'une petite ville de province. Que les amateurs de romans noirs se rassurent, la résolution arrive bel et bien, par un cheminement fidèle à la tonalité générale du livre. Bien loin de tomber comme un cheveu sur la soupe où l'auteur se débarrasserait à la va-vite des contraintes du genre, la résolution de l'intrigue permet a posteriori de recoller tous les indices laissés ici et là à la disposition du lecteur, pour reconstituer un tableau général là encore intéressant. Ecrivain du suggéré, Hochgatterer évoque sans jamais s'appesantir, les démons passés et présents d'une Autriche qui ne va pas si bien que ça, et qui refuse de faire le constat qui s'impose. D'ordinaire réfractaire à ce type de démarche "psychologisante", ce passage de l'intime au général, du psychologique à l'historique et au social, m'a plutôt convaincu. Le côté anecdotique de la trame qui secoue la ville de Furth est en somme révélateur de troubles bien plus profonds et laisse dans la bouche du lecteur l'amertume identifiable au bon roman noir qui appuie là où ça fait mal.
Une fois passées les mises en garde sur le traitement particulier des codes habituels du roman policier, je ne peux que vous conseiller la lecture de La douceur de la vie, roman intelligent et aux choix d'écriture efficaces. Si comme moi, vous ignoriez à peu près tout de la littérature autrichienne contemporaine, l'occasion est ici trop belle pour la laisser passer, et assurer par ailleurs le succès d'un auteur à suivre au milieu des produits formatés des mastodontes du genre.
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