Les éditions Galaade ont résolument
fait le pari de la littérature turque dans leur catalogue. Pas n’importe
laquelle toutefois, puisque la plupart des monstres sacrés (Ahmet Hamdi
Tanpinar, Elif Safak, Orhan Pamuk ou encore Nedim Gürsel) sont édités par des
maisons plus ronflantes (Actes Sud, Gallimard ou le Seuil). Plus
courageusement, Galaade propose des textes de la génération des écrivains nés
dans les années 70, dont les représentants les plus emblématiques sont déjà
consacrés dans leur pays. Après le larmoyant et somme toute assez faiblard Les
averses d’Automne de Tuna Kiremitçi, après le chef d’œuvre instantané Tol
de Murat Uyurkulak (voir la critique sur notre site), Galaade nous offre en ce
début d’année 2013 D’un extrême l’autre du prometteur Hakan
Günday.
D’un extrême l’autre,
se présente au lecteur comme un diptyque. D’un côté Derdâ, jeune fille de
l’Est de la Turquie, vendu à l’âge de onze ans à un fanatique religieux
habitant Londres. De l’autre Derda, jeune garçon de la banlieue d’Istanbul, qui
perd sa mère et se retrouve à nettoyer les tombes dans un cimetière. Deux
outsiders de la société turque, deux héros improbables jetés sans ménagement
dans la gueule de la vie, mâchonnés, puis broyés et enfin recrachés dans un
final rédempteur. Les deux parties consacrées à chacun des personnages se
succèdent, et peu à peu, Günday lance ces premiers clins d’œil, tisse les liens
entre les deux récits, multipliant les rappels si bien que chaque personnage
secondaire est doté d’un rôle et d’une fonction propres selon qu’il entre
collusion avec la trajectoire de Derdâ ou de Derda. Un récit puzzle en quelque
sorte, structure en soi peu novatrice (on en a eu un exemple récent avec le
dernier Jennifer Egan), mais qui rappelle (un peu) ce qu’était le film de Fatih
Akin De l’Autre côté. Ce découpage particulier n’est pas sans
défaut, avec ses inévitables facilités scénaristiques où l’on se dit que
finalement, ce monde est bien petit, mais ici il démontre la virtuosité d’écriture
de Günday qui n’a aucun mal à faire jouer son petit univers et à amener son
couple homonyme à bon port.
Si D’un extrême l’autre
est un livre sympathique, voire enthousiasmant, que le lecteur ne s’attende pas
non plus à une lecture bouleversante, et à une découverte littéraire de premier
ordre. Une des faiblesses du texte, qui paradoxalement en devient une force,
est qu’il est clairement écrit sous influence. Du moins, on a l’impression d’avoir
lu de nombreux passages autre part, et si le plaisir de lecture reste le même,
l’originalité en pâtit. Par exemple, l’histoire de Derdâ s’ouvre sur une
description quasi ethnographique des pratiques sociales en cours à l’Est du
pays qui n’est pas sans évoquer Un village anatolien de Mahmut
Makal (lecture indispensable par ailleurs), puis à Londres le récit vrille sur
du burlesque de type Jonathan Coe ou Tom Sharpe avec un renversement des rôles
et des valeurs autour du SM (situation hilarantes garanties), pour ensuite s’enchaîner
sur une ambiance qui évoque Retour à Brooklyn lorsque la drogue s’invite
dans la narration (Günday cite d’ailleurs Requiem for a Dream).
Et impossible de ne pas se souvenir de John Irving et L’œuvre de Dieu,
la part du Diable sur la jeunesse orpheline de Derda voire John Fante
lorsque son héros découvre la littérature pour vivre une relation fusionnelle avec Oguz Atay. La thématique propre
du roman met ainsi du temps à poindre dans cette tornade référentielle, pour
mieux s’imposer d’elle-même. D’un extrême l’autre explose dans
son final comme une ode à la littérature et de sa puissance salvatrice, érigée
en religion d’un monde postmoderne peuplé de Derda et Derdâ, perdus, ballotés
et parfois sacrifiés.
Chères lectrices et chers lecteurs, il ne faut pas bouder son plaisir et qu'il est peu aisé de trouver livre à son oeil. Je ne peux in fine que vous recommander D'un extrême l'autre, roman particulièrement attachant, tour à tour drôle, émouvant, percutant et subtile dans les quelques réflexions que nous offre l'écrivain turc. Hakan Günday a compris que la littérature c’est aussi savoir
raconter une belle histoire, de celle qui vous donne la chair de poule lorsque
vous refermez le livre. Rien que pour cela et pour ses qualités réelles, ce roman vaut le détour dans cette
rentrée littéraire hivernale, qui pour l’instant, se révèle bien fade.
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