Ça y est c’est officiel, la
rentrée littéraire a débuté et les premiers romans (près de 700 cette année)
commencent à peupler nos étals. Cela fait plusieurs billets que je l’annonce, tant
pis si je me répète encore, Actes Sud présente sa dream team francophone, et
autant vous avouer que j’avais depuis la présentation de juillet nourri de
sérieuses attentes autour de certains ouvrages en particulier. Je me suis donc
rué sur le roman de Laurent Gaudé, Pour seul cortège, que je me propose de vous
présenter aujourd’hui.
Alexandre, Ericléops, Drypteis.
Ces trois voix s’entremêlent dès le début du roman. Alexandre le Grand, sur le
chemin de la retraite, s’effondre et doit lutter contre un adversaire plus fort
que lui, la maladie. Drypteis, fille de Darius, Empereur des Perses, exilée
depuis la mort de son époux, est rappelée auprès du Macédonien, accompagnant
une prêtresse qui doit se prononcer sur l’état du mourant. Ericléops,
messager d’Alexandre, traverse l’Indus pour porter son augure guerrier dans un royaume lointain.
Décapité, sa tête revient vers son maître dans l'espoir de ranimer sa flamme car un nouvel ennemi ose enfin défier le conquérant. Mais
Alexandre apprend enfin à mourir. Le cortège funéraire quitte Babylone, tandis
que la guerre de succession se prépare. Ptolémée, prétendant au trône, lance
ses troupes à la poursuite du corps. Mais dans le vent, dans la terre, des voix
se lèvent, les morts rassemblent leurs dernières énergies pour guider l’âme du
défunt vers son véritable royaume.
Difficile d’en dire plus sur la
trame de ce court roman, 186 pages à peine, sans gâcher le plaisir du futur lecteur.
Dès les premières lignes de Pour seul cortège, nous sommes en tout cas
transportés dans l’univers de Laurent Gaudé. L’écrivain saisit toute la gravité
du crépuscule d’un règne, les derniers soubresauts d’un conquérant légendaire
qui font frémir tout un Empire. Comparable à la chute d’un Dieu qui emporte tous
ses fidèles, la mort d’Alexandre se répand comme un murmure dans toutes les
provinces, embrase les cœurs des ambitieux et désespère les démunis. Gaudé
restitue admirablement ces changements, où les frères de la veille deviennent
les ennemis de demain, où la solidarité martiale cède la place à la haine de la division. Il suggère aussi toute la
prégnance de l’Empire face auquel les destinées individuelles pèsent peu,
placées dans l’arbitraire de sa main aveugle, où la frontière entre la
consécration et l’anéantissement est ténue.
Il faut rendre grâce à Laurent
Gaudé pour avoir rompu avec toute prétention historique. Certes, le roman est
parsemé de références à la trajectoire d'Alexandre, mais peu lui importe au
final. On retrouve ici les affinités de l’écrivain avec la mythologie, car ce
qui l’intéresse c’est bien toute la puissance évocatrice d’un telle figure à
la frontière du mythe, une fulgurance quasi-divine qui a traversé l’histoire
des hommes. Une réflexion revient souvent dans le roman « A qui
appartiens-tu Alexandre ? », et c’est bien à cette interrogation
(es-tu un Macédonien, es-tu un Perse, es-tu un homme ?) que tente de
répondre l’écrivain. En choisissant ces termes de l’évocation, Gaudé renoue
avec ses outils favoris en recourant au fantastique et au surnaturel. Les voix
dialoguent à travers l’espace, à travers la mort, les esprits hantent encore la
Terre qui tremble toujours de la mort du Macédonien. Cela lui permet d’offrir un final (et
quel final !) digne des plus belles épopées mythologiques.
Certains lecteurs se plaignent
parfois dans la librairie du « système Gaudé » qui s’essouffle. Il
est vrai que l’écrivain réutilise certaines figures de ses précédentes œuvres,
notamment celle du messager plus mort que vif dans le recueil de nouvelles Les
Oliviers du Négus, et que l’on retrouve cette volonté de retravailler certains
personnages historiques pour en retirer la quintessence mythique. Je suis
plutôt tenté de dire que Pour seul cortège fait au contraire sens dans l’œuvre globale
de Laurent Gaudé, et rassemble plusieurs éléments qui étaient jusque-là
disséminés dans ses précédents textes. Soyons plus explicites : Pour
seul cortège est un roman magnifique, un souffle épique comme on en a peu
aujourd’hui, et un sacré plaisir de lecture à côté duquel il ne faudrait pas
passer.