Chères lectrices et lecteurs, je vous disais précédemment que nous comptions profiter des Littorales pour obtenir quelques mots d'un des écrivains invités. Ce fut une chose aisée, grâce à la gentillesse et à la disponibilité de Metin Arditi, qui vient de publier "Le Turquetto" chez Actes Sud (par ailleurs coup de coeur des libraires Préambule). Je vous retransmets donc notre discussion ambulatoire entre la Bo(a)te et le Cours d'Estienne d'Orves.
Préambule :
Merci M. Arditi de nous accorder ces quelques minutes. Tout d’abord qu’est-ce
qui vous a conduit à écrire « le Turquetto » ?
Metin Arditi : Ah, vous savez, j’ai toujours
eu pour toutes sortes de formes d’art un amour immodéré. Et il s’est trouvé que
dans les circonstances du moment, il y avait longtemps que je n’avais pas
abordé ce sujet. Je venais de terminer « Loin des bras », qui était un
livre à dominante autobiographique. Et puis je me suis dit que c’était le
moment de faire une plongée dans la Renaissance italienne. Et voilà, ça s’est
fait tout seul.
P :
Alors vous l’abordez dans la préface, le caractère véridique du personnage ou
du moins le gros doute, le mystère qui l’entoure. Je voulais savoir quelle est
la liberté fictionnelle que vous avez prise à ce supposé disciple mystérieux du
Tintoretto.
M.A : Ah ça ! Quand j’étais en internat
et qu’on nous posait une question indiscrète, nous avions inventé entre copains
une expression qui était la suivante : « si jamais on te le demande,
tu diras que tu en sais rien » (Rires).
P : (Rires)
Donc vous n’en savez rien.
M.A : (Rires) Donc je n’en dirai pas plus. Je
révèlerai peut-être sous la torture !
P : Nous
n’irons pas jusque-là !
P :
Est-ce qu’on pourrait voir votre livre comme une attaque, du moins une critique
des identités nationales, ethniques…
M.A : Oui oui. Et religieuses et
communautaires.
P : … et
leur dépassement par la promotion d’une identité ou d’une quête artistique ?
M.A : Alors certainement que c’est une attaque
contre les communautarismes. C’est une attaque contre la facilité qui consiste
à vouloir se cantonner à un groupe de personnes dont les caractéristiques sont,
à mes yeux, ce qu’on pourrait appeler en mathématiques la cinquantième décimale
après la virgule. C’est-à-dire de toutes petites choses comparées à la qualité
essentielle qui est la qualité d’être humain. Alors ça certainement oui, et c’est
sûr que lorsque je vois des communautés se constituer, ensuite se barricader,
se fermer parce qu’elles ont un élément, un paramètre qui les lie, et que ce
paramètre c’est par exemple la religion, mais ça peut être aussi la
nationalité, je trouve ça tout à fait lamentable. Et je dirais que c’est une
façon de s’exclure de l’humanité moyenne. L’humanité moyenne n’est pas faite de
gens qui sont supérieurs à d’autres. Elle est faite de personnes qui sont
soumises aux nécessités, au poids de la vie, au destin qui leur est réservé, avant
tout chose et avant d’être plutôt ceci que cela, avant d’être juif plutôt que
musulman plutôt que chrétien.
P : Et
justement votre personnage de juif ottoman qui se révèle par l’art peut
renvoyer à votre propre parcours.
M.A : Pour vous dire les choses, moi je suis
né juif dans un pays musulman, tous les souvenirs que j’ai gardés sont des
souvenirs d’une grande douceur, d’une grande affection autour de moi. J’ai été
élevé par une nourrice dans la religion catholique, et, comme le Turquetto, j’allais
à Istanbul à l’âge de 7 ans, tous les dimanches à l’église, le soir je disais
le Notre Père. Et de temps en temps, quand mon père passait, lui qui n’était
absolument pas religieux, mais il avait appris enfant une prière juive par cœur,
le Shemay Israël, alors il m’arrivait de dire les deux, plus souvent le Notre
Père que le Shemay Israël. On m’a mis ensuite en internat dans une école
protestante en Suisse. Ma femme est grecque orthodoxe. Mon principal professeur
qui était mon professeur d’anglais dont je parle dans certains livres, était un
grand orientaliste, de grand talent, et j’étais absolument subjugué par les
philosophies et les religions orientales quand j’étais adolescent. Ça m’est
très difficile de prendre parti. Et aujourd’hui j’ai créé avec un ami
palestinien une fondation en Suisse qui s’appelle « Les Instruments de la
Paix », dont le propos est de faciliter l’éducation musicale aux enfants
de Palestine et d’Israël. Lorsque nous avons commencé nos discussions avec cet
ami, nous sommes d’emblée tombés d’accord sur une chose : « la
religion on s’en fiche complètement ». La seule chose qui compte c’est « est-ce
qu’on peut aider les enfants à accéder à l’éducation musicale ». Donc c’est
vrai qu’il y a une dimension personnelle très forte dans ce livre, si ce n’est
que le Turquetto est un très grand peintre et que je ne sais pas tenir un
crayon.
P : Mais
vous êtes un très grand musicien
M.A : (Rires).
P : En
parlant d’attaque contre la religion, quoiqu’indirectement, au moment du procès
du Turquetto, on sent que vous êtes à un carrefour quant à la trajectoire
adoptée pour votre personnage. Alors il me semble que vous aviez le choix entre
une voie de la déchéance, une voie au contraire de la splendide rédemption à
Venise, et pourtant vous optez pour une troisième alternative, celle du cycle,
de l’éternel retour. Pourquoi avoir effectué ce choix ?
M.A : Parce que l’éternel retour c’est l’infinie
sagesse. Mon professeur d’anglais et sa philosophie orientale sont venus me
hanter. C’est l’infinie sagesse, il prend la place d’un pauvre. Vous savez que
pauvre en turc, je crois que le dis dans le livre, pauvre en turc ça se dit
fukara. Et fukara c’est la même racine que "fakir". Et donc c’est quelqu’un qui n’a
rien et qui fait des miracles, et qui fait des miracles par sa sagesse, et
aussi par son dépouillement. Il ne faut pas posséder. Je lisais ce
matin un chef d’œuvre absolu de la littérature qui est « L’homme qui
plantait des arbres » de Jean Giono. Il pose la question à cet homme et
lui dit « mais ces collines où tu plantes tes chênes, à qui
appartiennent-elles ? ». Et il lui répond « je ne sais pas ».
Et il s’en fout complètement et il a raison. N’est-ce pas ? C’est
magnifique. La sagesse c’est ça. Et cet homme qui plantait les arbres, il en a
planté des dizaines, des centaines, tous n’ont pas survécu, mais il a
complètement transformé toute la région en lui apportant un nouveau lot. Qu’est-ce
qu’il avait ? Des glands, et il les plantait.
P : J’imagine
que c’est une remarque que l’on vous fait souvent, d’ailleurs une dame vous l’a
faite tout à l’heure, c’est que la Constantinople des XVème et XVIème siècles
devient relativement attractive pour certains écrivains, notamment ceux qui ont
tendance à privilégier l’outil descriptif à la surutilisation de dialogues.
Alors je pense évidemment au « Roman du Conquérant » de Nedim Gürsel,
l’année dernier Mathias Enard publiait justement « Parle-leur de
batailles, de rois et d’éléphants », et maintenant il y a vous avec le
Turquetto. Est-ce que vous vous reconnaissez dans cette trinité ?
M.A : Je ne me suis jamais vraiment posé la
question. Je crois que j’avais commencé à écrire le Turquetto avant que Mathias,
qui est un ami, ne commence à écrire son livre. Quant au troisième de Nedim
Gürsel, je ne l’ai pas lu. Je viens de là-bas, je suis parti, j’ai un parcours
qui est celui qu’il est, ça s’est fait un peu naturellement. Cela étant, Nedim
Gürsel est un grand écrivain, Mathias Enard est un très très grand écrivain et
un garçon formidable, je les admire, mais nous avons des processus totalement
déconnectés.
P : Je
vais terminer avec une question plus anecdotique. Parce que ce qui m’a choqué
dans un premier temps quand j’ai lu votre livre, c’est le fait que vous ayez
choisi de franciser l’orthographe des mots turcs. Et en vous écoutant aujourd’hui,
je me suis dit que peut-être vous avez voulu retranscrire la mélodie…
M.A : Oui oui !
P : … et
l’émotion juste.
M.A : C’est juste. C’est tout à fait juste. Et
quand vous allez fermer votre dictaphone, je vais vous raconter quelque chose.
P :
Alors je le ferme maintenant…
C'est sur cette dernière note de mystère que je vous quitte, en remerciant encore Metin Arditi pour sa gentillesse et ces temps d'échange. En espérant le revoir, qui sait, à Préambule...
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