Changement de décor, d'atmosphère et de pays avec le coup de coeur du jour. A nouveau à l'honneur chez Préambule, les éditions Métailié sortaient en juin dernier dans leur format poche Le Japon n'existe pas, de l'écrivain espagnol Alberto Torres-Blandina. Premier roman prometteur publié en 2009, Métailié a eu le nez creux de le ressortir en période estivale, par essence consacrée aux rituels touristiques.
Le Japon n'existe pas est construit autour du personnage de Salvador Fuensanta, vieux balayeur dans un aéroport espagnol. Légende locale, Salvador est un puits mémoriel vivant, un conteur inépuisable, une figure sympathique toujours prompte au partage. On suit dans le roman ses derniers jours de travail avant son départ à la retraite, le voir alpaguer les voyageurs patientant aux portes d'embarquement ou flânant dans l'aérogare, pour mieux les abreuver de ses ultimes histoires. Construit comme un monologue où l'on devine les réponses de ses différents interlocuteurs, le lecteur se trouve immédiatement transporté dans un siège face à ce petit vieux loquace et espiègle. On est comme le voyageur captivé, tributaire des impératifs de son labeur, et l'on est frustré quand Salvador interrompt son récit pour retourner à son balais. Composé avec intelligence, Le Japon n'existe pas n'est pas un empilement de courts récits sans queue ni tête, puisque chapitre après chapitre, Salvador revient vers son auditoire pour livrer suite et fin de ses improbables anecdotes. Un rythme particulier qui colle parfaitement à l'ambiance des aéroports, où les personnes défilent, se croisent et se recroisent dans le chaos organisé du ballet qui s'ignore. Chef d'orchestre modeste mais attentif, notre balayer apporte du sens, de la poésie, et de l'imaginaire à ce lieu typique de la modernité.
Symptomatique du petit roman qui sous l'apparence de la légèreté cache bien son jeu, Le Japon n'existe pas distille par petites touches les grands thèmes de notre existence. Si les récits de Salvador privilégient bien évidemment l'amour, les relations compliquées entre les hommes et les femmes, on est à mille lieues d'un gnan gnan dégoulinant de sentimentalisme facile. Non, ici les choses ne sont jamais simples et pour toucher l'émotion l'écrivain espagnol fait appel tour à tour à l'absurde, à la poésie, en tout cas à l'imaginaire afin de tirer toute la quintessence de la banale et surannée histoire d'amour. Destins impossibles, artifices retors, stratagèmes alambiquées, tout surprend et dénotent des ressources narratives de Torres-Blandina. N'oubliant pas non plus que l'aéroport est aussi la porte du voyage, l'écrivain en profite avec un plaisir malin pour démystifier cette démarche, se moquer allègrement de tous les types de tourisme, dans la bouche d'un vieil homme qui a fait plusieurs fois le tour de la Terre sans jamais quitter son balais. Vieux sage ironique, mais jamais irrespectueux ou cynique, Salvador évoque avec un humour subtil nos contradictions, et suscite souvent le rire franc auprès du lecteur.
Vous allez en Inde, non ? C'est très simple. Les destinations, c'est comme les coupes de cheveux, les chaussures... ou le conjoint. On les choisit s'ils nous vont bien. Ma nièce a des mèches blondes, elle adore les chaussures à talons hauts et elle s'est mariée l'an dernier avec un informaticien. Elle a invité quatre cent personnes au mariage. Où croyez-vous qu'ils sont allés en voyage de noce ? Exactement ! C'était Cancun ou une croisière. Donc, Cancun. (...) Vous êtes rasé de frais. Et vous l'avez fait pour pouvoir vous laisser pousser la barbe à partir d'aujourd'hui, n'est-ce pas ? Vous partez avec une peau de bébé et vous reviendrez barbu. Au retour, vous attendrez quelques jours avant de vous raser, après que tout le monde vous aura vu. Excusez-moi d'être aussi franc... Si on pouvait entrer dans la tête des autres, on serait surpris de voir à quel point rien n'a changé. Connais toi toi-même et tu connaîtras les autres. Je ne me moque pas de vous, je me moque du genre humain, de ce que nous sommes... Ma nièce a choisi Cancun pour des raisons similaires aux vôtres... Vous ne le croyez pas ? Vous reviendrez avec une barbe comme elle est revenue avec un petit bracelet. Elle parlait des daïquiris et du soleil. Vous parlerez de spiritualité et de karma. Elle montrera des photos de son mari en maillot de bain et vous des photos de beaux enfants aux yeux maquillés...au kajal, c'est un produit aromatique qui fortifie la vue des petits... Vous me demandez ça à moi ? Je ne suis qu'un balayeur. En plus, c'est difficile de parler de l'Inde. En réalité, on ne peut la décrire qu'avec les phrases habituelles : c'est une autre planète, il faut y aller pour comprendre, on en est tout remué, les Indiens sont dingues, ce genre de choses... rien de bien nouveau.
Je n'en dirai pas plus sur les autres petites perles, situations hilarantes ou réflexions philosophiques profondes, qui jalonnent constamment ce court roman d'à peine 160 pages. Toujours est-il que si vous cherchez l'habituel "petit bouquin sympathique, intelligent mais pas trop prise de tête" (Dieu que je hais cette préoccupation dominante des lectrices et lecteurs qui franchissent notre porte), n'allez pas plus loin, Le Japon n'existe pas vous tend ses pages.